L’annonce retentissante du dépôt de bilan de Virgin a ramené sur le devant de la scène médiatique une évolution des modes de consommation des biens culturels qui ne date pourtant pas d’hier. La lente et inexorable baisse des revenus de ces géants de la distribution semble entériner, aux yeux des médias, la mort du CD et donc, quelque part de son industrie. Soupçonnant que la baisse des ventes de disques ne suffit pas pour expliquer les événements actuels, cet épisode dramatique est l’occasion de se pencher un peu plus sur ces changements de paradigme dans l’industrie des biens culturels. Est-il raisonnable de succomber à une explication simpliste visant à pointer du doigt le téléchargement illégal comme seul coupable du dépôt de bilan de Virgin ? Si le CD est bien mort, il y a-t-il un autre produit culturel sur cette liste noire, comme le livre par exemple ?
L’annonce du dépôt de bilan de Virgin ne peut qu’amener à ressentir une certaine appréhension pour l’avenir des salariés concernés. Toutefois, à écouter les médias, ce serait finalement l’Internet le grand coupable de la déchéance de ces colosses de la distribution.
Il est indéniable que ces colosses ont vu leurs pieds se faire d’argile depuis plusieurs années déjà. Le coupable est certainement, en effet, l’Internet et l’avènement des différents modes de téléchargement, illégal ou non, entrainant l’apparition de nouveaux usages de consommation des produits culturels. Le canal de distribution en ligne est finalement devenu un chemin prépondérant dans l’acte d’achat. Cependant, il peut paraitre relativement simpliste d’accabler l’évolution annoncée de ce marché comme seule responsable de ce dépôt de bilan. De même, il est aussi illusoire de dénoncer une concurrence déloyale des distributeurs en ligne, en invoquant pour cause une fiscalité différente. De fait, il est pleinement de la responsabilité des dirigeants comme des salariés de prendre pleinement en compte ce changement de paradigme pour changer de modèle économique, afin de substituer aux sources de revenus qui viennent à se tarir de nouvelles plus adaptées au contexte de marché actuel. C’est ce fameux virage de l’Internet que beaucoup de société ont malheureusement raté.
Après, Virgin comme la FNAC, ce n’est pas seulement de la musique, mais aussi bien d’autres produits, comme les livres, jeux vidéo ou équipements divers. Prenons garde donc à ne pas tout mélanger, car ces produits ne souffrent pas du téléchargement illégal comme le sont la musique ou le film aujourd’hui … Toutefois, pas encore. L’Internet y a tout de même joué son rôle aussi, en amenant de nombreux consommateurs à privilégier l’achat par Internet plutôt que chez ses distributeurs. Pourtant, ces géants, par leur modèle économique et en prenant pleinement conscience du changement qui s’annonçait, bénéficiaient des ressources qui leur auraient permis de prendre de vitesse les leaders de la distribution en ligne d’aujourd’hui de type Amazone, en étant précurseurs de ce nouveau canal de distribution.
Certes, j’en conviens, il est aisé, après coup, de tirer des leçons de stratégie et d’énoncer ces assertions comme des évidences. Toutefois, il est un produit pour lequel semble se profiler la même évolution, celui du livre. Arrivant plus tard que la musique, la dématérialisation du livre est aujourd’hui un fait. Les différents acteurs du marché rivalisent en proposant leurs liseuses (et tablettes, cependant que les usages en sont beaucoup plus larges) et beaucoup de nouveautés sont désormais disponibles en format numérique, l’e-book. Les maisons d’édition ont-elles pleinement pris conscience du changement qui s’annonce ? Après tout, ne peut-on pas penser que si, demain, les livres au format numérique deviennent aussi facilement téléchargeables illégalement que des fichiers musicaux, les grands acteurs du marché souffriront-ils des mêmes difficultés ? C’est fort possible.
Si les distributeurs physiques n’ont pas réussi à prendre le virage de l’Internet, certaines majors ont, elles, changé leurs modèles en ne se basant plus uniquement sur la vente de CD, ou même de fichiers musicaux disponibles sur des plateformes de téléchargement légales. Universal a ainsi décidé de tirer profit des concerts, spectacles et autres produits dérivés. Aussi, pour la musique, il semble que la valeur ajoutée, pour les acteurs du secteur, ne réside plus véritablement dans le produit culturel en lui-même, mais dans l’expérience accrue du consommateur.
Aujourd’hui, le bénéfice pour le consommateur de la dématérialisation des livres reste minime. Le prix de vente des e-books reste sensiblement le même qu’un livre physique. La perte de l’expérience de lecture liée à la disparition du livre traditionnel (perte de sensation des pages, attachement à l’objet livre, …) n’est finalement compensé seulement par la praticité apportée par les liseuses. Pourtant, même ce genre d’argument commercial reste contestable à l’égard de la réalité du lecteur. Certes, une liseuse permet un gain de place dans nos bagages en nous donnant l’opportunité d’avoir à porter de main, très rapidement, un millier de livres. En même temps, je ne crois pas que vous lirez un millier de livres pendant vos vacances. A priori (si vous faites partie du commun des mortels), vous lisez un livre à la fois et vous atteindrez le niveau plus vraisemblable de trois livres lus pendant votre séjour, si vous êtes un bon lecteur. Dans ce cas, vous le savez, il existe le format de poche qui ne prend qu’une place raisonnable. Tout cela pour signifier qu’à mon sens l’argument commercial de la praticité ne suffira surement pas pour compenser tout autant le même niveau de prix que la perte du livre traditionnel physique. Mais, ceci changera à partir du moment où le téléchargement de l’e-book sera aussi démocratisé que l’est celui de la musique aujourd’hui. Il est illusoire de penser que les modèles économiques d’édition actuels résisteront, alors que c’est ce que pensaient beaucoup d’acteurs, en leur temps, pour la musique.
Pour autant, l’évolution des modes de consommation du livre reste en marche, et il ne s’agit pas ni de le nier ni de ne pas le prendre en compte. Quelles seraient alors les évolutions possibles pour le monde de l’édition ? Nous l’avons vu, certains modèles ne se veulent plus focalisés seulement sur le produit en lui-même, mais sur les expériences annexes du consommateur autour de ce produit. Cela peut aussi constituer une piste pour le produit livre. Quelque soit le genre littéraire employé, l’histoire où le thème choisi, le livre ne peut aborder tous ces points en détail et fait donc l’impasse sur certains éléments, dans un souci évident de longueur maîtrisée de l’ouvrage. Un roman historique ne pourra aborder toutes les subtilités de certains événements, personnages, lieux ou usages ayant existé, de la même façon qu’un roman de science fiction ne pourra pas expliquer toutes les spécificités des technologies, des cultures ou des espèces imaginées par l’auteur. Il réside là une multitude de contenus annexes pouvant alors enrichir l’expérience de lecture et pour lesquels le support numérique prend tout son sens. C’est un premier pas, mais nous pouvons alors imaginer, par exemple, une édition numérique du Da Vinci Code montrant les différents tableaux cités dans l’ouvrage et agrémentés d’animations permettant de décrypter les différents niveaux de lecture des œuvres. Ce genre de procédés peut certainement brider une imagination habituellement générée seulement par des lignes de caractères, mais cela peut aussi permettre de poursuivre plus longtemps une expérience de lecture et de découvrir plus spécifiquement une époque, un fait historique ou tout simplement la vision de l’auteur. Pourrait-on avoir aussi un livre avec plusieurs fins possibles, soumises au seul choix, manichéens ou non, du lecteur à certains passages de l’histoire, comme certains jeux vidéo d’aujourd’hui ? Enfin, l’étape suivante pourrait être une immersion presque totale du lecteur dans l’histoire, par l’intermédiaire de sons et/ou odeurs produits à des passages spécifiques du livre, renforçant alors les sensations du lecteur. Indéniablement, il sera aussi nécessaire de trouver avec ses innovations de nouveaux modes de verrouillage du contenu, rendant la disponibilité de l’œuvre sur des plateformes de téléchargement illégales difficile. Toutefois, ces nouveaux moyens de protection des œuvres littéraires ne devront pas servir de prétexte aux éditeurs pour augmenter leurs prix. En effet, c’est peut-être aussi parce que le prix des CD était jugé très excessif que le téléchargement illégal s’est autant développé. A partir du moment où un consommateur considère qu’un produit a un prix d’achat ne représentant pas la valeur qu’il lui octroie, il est indéniable que ce dernier cherchera un moyen d’obtenir ce produit d’une façon détournée.
Vous l’aurez compris, face à l’évolution inexorable entrainée par l’avènement des NTIC, pour survivre, il faudra revoir tout autant le produit lui-même que ses usages. Cela nécessite forcément une lourde remise en question, la construction d’une nouvelle vision stratégique cohérente et ambitieuse, ainsi qu’une faculté à prendre des risques.
Dernier point, face à la septicité de certains et les reproches d’autres concernant les effets de l’Internet et plus largement des NTIC sur les produits culturels, il m’apparait intéressant de soulever certains éléments d’interrogation. Un message souvent relayé est celui d’une destruction de la culture par le développement de l’Internet, téléchargement légal ou non. Entendons par là qu’il s’agit du modèle traditionnel de rétribution de l’auteur qui se voit dénaturé et inadapté, et qui ne favorise donc pas la création artistique. Il ne s’agit pas de le nier et les arguments présents ci-dessus vont vers le sens d’un changement de modèle permettant une rétribution plus juste de l’auteur … ou alors contournant les difficultés liées au téléchargement illégal. Mais en ce qui concerne la culture en elle-même, on n’a finalement jamais écouté autant de musique et on ne lira donc jamais autant de livre que dans un proche avenir, ce qui est de bon augure pour la culture. Nous n’avons jamais eu des telles occasions et opportunités de propager au plus grand nombre ses créations artistiques et de découvrir de nouveaux artistes ou de nouvelles œuvres.
Quoi qu’on en dise, avant l’Internet, la culture restait un loisir de gens aisés. Il suffit de regarder le prix d’un CD, d’un livre, d’une place de cinéma ou d’une entrée dans un musée. Il est clair que seules des catégories de classes moyennes et supérieures pouvaient se permettre de consommer un grand nombre de produits culturels. Alors, après tout, le plus important n’est-il pas que les gens écoutent de la musique et lisent des livres ?
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