Le soldat Bradley Manning serait la "taupe" qui aurait transmis
de nombreux documents classifiés à Wikileaks. Curieusement, alors que son geste
semble illégal, voir irresponsable, Bradley Manning est devenu en quelques
temps un héros aux yeux des américains, et plus largement de citoyens du
monde. Ce revirement de situation, qui met le gouvernement américain dans
l'embarras, est représentatif d'un nouveau paradigme : le traitre deviendra le
héros. Plus largement, cela signifie-t-il que les prochaines révélations de
l'existence de sources au sein des grandes entreprises pourraient entrainer ces
dernières dans un piège médiatique ?
Revenant sur l'affaire Manning et
Wikileaks dans un précédent article sur ce blog (Et s'il existait un Bradley Manning dans chaque grande entreprise ?), je
m'interrogeais sur la capacité de ce soldat à devenir un héros. On ne
s'étonnerait pas de voir Julian Assange monter au créneau pour défendre sa
source, mais on s'étonne un peu plus de la multiplication des comités de
soutien en sa faveur. En se projetant plus largement vers des sphères
économiques, il apparait que les grandes entreprises pourraient souffrir d'un
"effet Manning". Comme expliqué sur ce blog, peut-être existe-il des salariés dont les aspirations sont
très proches de celles revendiqués par les mouvements hacktivistes,
c'est-à-dire en faveur de la transparence, du droit de savoir et des libertés
individuelles. Cette nébuleuse de mouvements a remis au gout du jour le mythe
du Robin des Bois, et plus particulièrement avec le cas de Bradley Manning, défenseur
de la liberté de l'information et seul contre le tout puissant Etat américain.
Il existe alors un risque de voir ces salariés, alors qu'ils auraient révélé
des informations classées confidentielles par l'entreprise, de se voir
propulser au rang d'icône du web, mettant à mal la réputation de l'employeur.
Je ne peux m'empêcher de faire un
parallèle entre l'affaire Manning et l'affaire Kerviel. Si les motifs et les infractions sont différents, il en reste un
constat : comme Bradley Manning, Jérôme Kerviel est lui aussi devenu un héros, alors qu'il a bien failli faire couler sa banque. L'affaire avait
passionné la France et un certain nombre de français avaient élevé la voix pour
crier au scandale, le qualifiant de bouc émissaire idéal masquant les actes des
riches et des puissants. Le Parti Communiste était même allé jusqu'à comparer
Jérôme Kerviel à Alfred Dreyfus.
Finalement, ces deux affaires ont
cette similarité de faire intervenir une logique de l'affrontement que l'on
qualifie du "faible au fort". Un article de Christian Harbulot,
disponible sur infoguerre, explique les
ressorts de cette guerre de l'information du faible au fort. Il y décrit que si le faible n'a pas
forcément toujours la même idéologie, il en demeure une dialectique du discours
en trois points majeurs, contre laquelle il est difficile de batailler :
- Privilégier autant que possible la contradiction principale de l’adversaire par rapport aux contradictions secondaires,
- Enfermer l’adversaire dans un discours justificatif,
- Eviter au maximum l’attaque frontale.
A cela, on ajoutera un habillage
moral bloquant toute critique possible :
- Opposer les qualités de l’esprit aux défauts du profit,
- Opposer les valeurs humaines ou humanistes aux variables économiques,
- Mobiliser les intellectuels contre les intérêts marchands monopolistiques.
Le lecteur aura remarqué que dans
les deux affaires qui nous occupent, il est nécessaire de différencier deux
terrains distincts d'affrontement, le terrain juridique et le terrain
médiatique. Or, sur le terrain médiatique, à chaque nouvelle affaire, s'opère spontanément
une dichotomie naturelle qui vient mettre en opposition un faible contre un
fort (dans nos cas, le "petit" trader contre la grande banque, le
"petit" soldat contre le grand état américain). Dans notre société
moderne de l'information, le plus fort est souvent considéré soit comme un
sauveur, soit comme un agresseur. Par contre, un faible est forcément considéré
comme une victime et la victime aura toujours raison. Dans cette "bataille
de la posture", les entreprises estiment alors souvent qu'il suffit d'une
victoire sur le terrain juridique pour en obtenir une sur le terrain
médiatique, ce qui est souvent loin d'être le cas. Dans l'affaire Kerviel, la
Société Générale a gagné sur le plan juridique en obtenant la condamnation de
son ancien employé. Pourtant, je ne pense pas qu'elle est singulièrement eu sa
victoire sur le plan médiatique tant la réputation de la banque en reste
sévèrement entachée.
Ces deux affaires ont en commun
de détourner l'attention des agissements des deux principaux intéressés, en
focalisant le débat sur une contradiction majeure de leur employeur. Dans le
cas de Jérôme Kerviel, ce fut la remise en cause de la responsabilité de la
Société Générale (comment ne pouvait-elle pas savoir ce que faisait Jérôme
Kerviel ?). La conseillère en communication de Jérôme Kerviel, Patricia
Chapelotte, le dit elle-même, "C'est aussi d'ailleurs, dans l'opinion publique, le procès de tout un système".
Concernant Bradley Manning, ce fut la volonté de l'Etat de dissimuler les bavures
de soldats de l'armée américaine contre des civils en Irak (Bradley Manning n'a
fait que manifester la vérité, pourquoi serait-il alors inquiété par la
justice ?). Entendons bien qu'il ne s'agit pas là d'émettre un quelconque avis
sur la pertinence de ces arguments, nous en laisserons le lecteur seul juge. Dans
les deux cas, la Cour n'aura peut-être que faire de ces arguments, mais cela amène
le "puissant" à devoir se justifier sans cesse par rapport à cette
contradiction.
Toutefois, alors que Manning et
Kerviel ont été propulsés au rang de héros, il demeure une question : était-ce
une stratégie d'influence délibérée de la part du faible ? Il n'est pas
question de nier le positionnement de ces deux hommes comme victimes d'un
système. Mais, les échos de cette ligne de défense sont bien visibles au sein
de la population, avec la création de multiples comités, de manifestations et
d'actions de soutien en tout genre (jusqu'au goodies, T-shirt et exposition artistique…). Cela nécessiterait une analyse bien plus fine. Toutefois, s'il y
a volonté manifeste d'influencer le public en faveur de sa cause, les
évènements peuvent laisser supposer que ces initiatives se sont formées de
manière spontanée, c’est-à-dire sans le pilotage des principaux intéressés.
Alors que l'ONG Greenpeace, un
exemple parmi d'autres, avait mis en place une stratégie d'influence très ingénieuse pour déstabiliser Shell, ces deux
affaires nous montrent qu'il n'est pas forcément nécessaire de disposer d'une
telle stratégie pour remporter la bataille sur le front médiatique. Dans cette
société de l'information qui est la nôtre, où l'émotion prime souvent sur la
réflexion, il ne faut pas négliger l'existence d'individus et/ou de groupes
sociaux pour lesquels cette dimension du faible contre le fort a une certaine
résonnance. Ces personnes peuvent s'organiser et ces groupes prendre de
multiples initiatives afin de montrer leur opinion. D'autres peuvent rester
isolées tout en s'activant, en démontrent les multiples contestations individuelles reçues par le journal Le Monde suite à la publication d'un article d'apparence anti-Kerviel.
A l'heure de l'infobésité,
l'internaute n'intègre plus l'information, il la consomme. La surinformation et
le web 2.0 entraine le public à se saisir tout de suite de l'information et à
la relayer. Sans véritablement s'interroger sur son contenu ou sa qualité, l'internaute aura vite
fait de la commenter avec les raccourcis et partis-pris qui s'imposent. J'en
commentais d'ailleurs un exemple probant et récent sur ce blog : Du sensationnel à l'invention, décomposition d'une manipulation.
Appelons le "effet Manning" ou "effet
Kerviel", les entreprises auront fort à faire si leur employé est pris la
main dans le sac de la traîtrise. Aussi, qu'en sera-t-elle de la prochaine taupe qui divulguera
les informations confidentielles d'une grande entreprise ? Sera-t-elle clouée
au pilori, ou bien sera-t-elle le prochain Bradley Manning, avec tous les
risques que cela comporte pour la réputation des entreprises ? Les entreprises
devront à l'avenir prendre garde à ce piège médiatique, en ne se laissant pas
entrainer dans ce rapport de force entre faible et fort.
Contrairement à ce que vous dites, je ne pense pas que l’internaute « consomme » bêtement de l’information.
RépondreSupprimerNe serait on pas revenu à une tradition orale ou l’on apporte plus de crédit à nos proches, nos amis et les personnes faisant partie de notre communauté et ne serait on pas en train de quitter ou en tout cas plus défiant vis-à-vis d’un système de mass media centralisé et souvent manipulé.
La libération des mass media (ou l’impression de libération des mass media) permise par internet ne serait elle pas au contraire une avancée. L’internaute peut maintenant avoir des informations avant (ou du moins en même temps que) les journalistes. L’internaute peut, comme un journaliste, recouper ses sources ou facilement vérifier les informations en rentrant en contact directement avec les parties prenantes. L’internaute peut également directement discuter de l’information avec un expert du domaine faisant partie de son environnement plutôt que de ce fier à un journaliste qui enrobe et habille ce qu’une agence de presse à bien voulu lui raconter.
Les hackers et autres pirates ont également le sentiment de toute puissance face à cette technologie qu’ils maitrisent. Ils sont capables ou en tout cas se croient capables d’aller chercher la vérité là où elle se trouve (ce qui impossible à tous journalistes).
Pour conclure sur la manipulation on est passé d’une « fabrique du consentement de masse » (on gave des téléspectateurs hypnotisés) à des techniques d’influence de communauté… Ce qui doit rendre le travail des communicants un peu plus compliqué ;)
Bonjour,
SupprimerMerci pour votre commentaire. Je suis entièrement d'accord avec vous, l'environnement proche de l'internaute prend une grande importance dans son interprétation d'un évènement. Je vous concède aussi que l'expression de consommation de l'information est peut-être mal choisie.
Je partage votre vision d'un Internet libre, où chacun peut recouper ses sources et vérifier ses informations avec les parties prenantes. Cependant, cette vision reste pour moi très théorique et se substitue à une réalité où une partie des internautes (pas tous mais un nombre non négligeable tout de même) n'ont pas cette "éthique". Ne prenant pas de recul par rapport à l'information, ils vont la relayer, l'amplifier, la dégrader ou la tronquer pour finir par lui faire perdre tout le sens qu'elle avait au départ. Ce fabuleux outil qu'est l'Internet permet certainement une plus grande liberté de l'information (mais je n'en suis pas forcément totalement convaincu). Toutefois, il est aussi le vecteur d'un comportement empreint d'égocentrisme auquel le Web 2.0 et les réseaux sociaux ne sont pas étrangers. Pour ceux-ci, ce qui compte c'est surtout le nombre de followers, de re-tweets, ... qui jouent le rôle de faire-valoir social. Dans cette optique, c'est l'instantanéité, le sensationnel et l'information "enrobée" qui permettront d'améliorer leurs "stats". Je commentais une analyse que vous retrouverez sur ce billet : Du sensationnel à l'invention, décomposition d'une manipulation. Je vous invite à lire l'analyse en entier dont vous retrouverez le lien au début du billet. Même si l'information était déjà dégradée au préalable, vous y remarquerez que nombre d'Internautes n'avait même pas pris le temps de lire l'article en lui-même tant l'information a changé de visage de tweets en tweets. Ils n'avaient pas non plus pris le temps de vérifier les sources, recouper l'information, … Et c'est un journaliste de l'AFP qui a fini par le faire.
Ce phénomène m'amène à penser que les techniques d'influence existent mais que, dans certains cas, notre société de l'information s'influence elle-même à travers ces comportements, sans qu'il y ait un marionnettiste derrière chaque communauté.
Voici le lien du billet Du sensationnel à l'invention, décomposition d'une manipulation :
Supprimerhttp://blitzklik.blogspot.fr/2012/09/du-sensationnel-linvention.html