Arrêté en mai 2010, Bradley Manning est suspecté d'avoir transmis
plusieurs centaines de milliers de documents classifiés par la diplomatie
américaine, pour diffusion, à Wikileaks. Traitre ou héros, les avis sont
partagés au-delà de l'Atlantique. Cependant, une véritable question demeure :
quelles ont-été les motivations de ce soldat pour risquer ainsi sa carrière et,
plus encore, sa liberté ? En prenant un peu plus de recul, nous pouvons aussi
observer que les actes de Bradley Manning ne sont qu'une partie émergée d'un phénomène
de révolte politique en faveur des libertés individuelles et de la
transparence. Peut-on alors s'inquiéter de voir se multiplier les informateurs
non plus au sein de la sphère politique, mais économique, et plus
particulièrement au sein des grandes entreprises ?
Bradley Manning est né dans l'Oklahoma
et se trouve déployé en Irak comme analyste de renseignement au sein de
l'Armée. Son procès nous apprendra que ce soldat souffrait de difficultés
d'intégration, dont la cause première affichée serait son homosexualité, alors difficilement
acceptée au sein de l'armée. On lui reproche aussi certaines altercations et
notamment d'avoir frappé un officier féminin. Aux yeux de certains, ce caractère de solitaire et de
presque marginal, décrit par ses supérieurs, pourrait suffire à expliquer son
geste. Pourtant de nombreuses voix se sont élevées pour défendre Bradley
Manning, avec en première ligne, bien entendu, Julian Assange, le qualifiant de
"héros sans pareil". Des collectifs se sont formés pour protester contre les conditions de sa
détention.
Il est surement réducteur de
considérer uniquement son homosexualité et son caractère comme seul moteur de
son geste. Nous en laisserons le lecteur seul juge de la pertinence. Toutefois,
les charges qui pèsent contre lui révèlent aussi une certaine contradiction du
gouvernement américain actuel. Ce dernier, quelques temps avant cette affaire,
s'était illustré par sa volonté de présenter les NTIC et l'Internet comme les
instruments libérateurs de ces pays autoritaires et censeurs. A cela, nous
ajouterons le capital de séduction planétaire que s'était approprié Barack
Obama, en se présentant comme l'homme providentiel capable de redonner sa
respectabilité au peuple américain. Aujourd'hui, les rôles se trouvent inversés
et ce gouvernement s'est vu lui-même jouer le rôle du défenseur du secret, et
donc occuper de fait celui du censeur. Les américains sont des maîtres en
matière d'influence. Aussi, il est surement plus profitable de détourner
l'attention de cet état de fait, en poussant l'attention médiatique à se
focaliser sur la personnalité de Bradley Manning.
Plutôt que de privilégier ses
relations avec les camarades de son unité, le soldat passait beaucoup de temps
sur l'Internet, surfant entre forum et réseaux sociaux. Il se nouera d'amitié
avec Adrian Lamo, un hacker à qui l'on attribue le piratage des réseaux de Microsoft ou Yahoo. C'est ce même Adrian Lamo qui le dénoncera au FBI après la diffusion
des documents. C'est dans les propos échangés entre les deux hommes que l'on
trouvera d'autres indices éclairant la démarche de Bradley Manning. Il confiera ainsi à Lamo "J'ai vu des arrangements politiques quasiment
criminels (…) Des choses incroyables, horribles, qui doivent tomber dans le
domaine public, et ne pas rester dans un serveur rangé dans une cave à
Washington". Se posant en défenseur de la liberté de l'information au
profit des citoyens de son pays, on retrouve de nombreux points communs avec
les mouvements d'hacktivistes,
dont un des plus représentatifs est Anonymous. Comme décrit dans un précédent article sur ce blog, ce collectif se positionne en faveur d’une
liberté d’expression et d’un Internet libre et il s'illustrera d'ailleurs par
son engagement à défendre la démarche de Wikileaks.
Finalement, il est possible que Bradley
Manning se soit intégré à cette nébuleuse de courants, groupes ou collectifs
contestataires et porteurs d'une volonté de transparence qui s'est formée avec
l'avènement des NTIC et de l'Internet. Mais, cette volonté de révéler aux yeux
de tous les mensonges ou les dissimulations de l'Etat ne date tout de même pas
d'hier. Pour ne citer qu'un seul exemple, dans les années 1970, Daniel Ellsberg fournit
au New York Times les Pentagon Papers, révélant les dissimulations du Président Johnson sur la
guerre du Vietnam. Bien des années plus tard, l'Internet est devenu pour
beaucoup de ses utilisateurs un outil de liberté permettant la communication et
l'information de chacun. Il a aussi amené à la création d'une culture numérique
fondée sur la liberté d'expression et la transparence. Il permet maintenant à
un seul individu de collecter des données, puis de les rendre accessibles à
chacun, à tel point qu'il devient impossible de les récupérer. Pour ces
groupes, l'Internet est devenu un instrument de la démocratie au service de la
transparence et de la liberté de savoir. Or, sans devenir une
"complocratie", chaque démocratie nécessite tout de même de garder
des secrets, sous peine de tomber dans l'anarchie (confère l'ouvrage Complocratie de Bruno Fay). Et c'est, en partie, cette nécessité qui entre en conflit
avec le positionnement de ces groupes, qui en retour développeront une certaine
"idéologie" de révolte politique et numérique.
Ce constat explique un peu mieux
le geste de Bradley Manning. Isolé, au contact de ces groupes sur l'Internet, réceptif
aux mises en scènes et story tellings élevant ces hacktivistes
au rang de héros modernes, il s'est peut-être forgé une certaine conscience
politique justifiant sa démarche.
Peut-être est-il justifié de
penser que l'ensemble de ces phénomènes ne sont pas que l'apanage de la sphère
politique. Après tout, Anonymous s'est déjà attaqué à PayPal, Visa et Mastercard. On compterait même Sony parmi leurs cibles, mais le motif et l'identité des responsables restent
encore flous. Néanmoins, ces attaques sont du type du déni de service, ce qui
ne nous intéresse pas directement (pour plus d'information sur ce type
d'attaque, lire sur ce blog l'article Cyberattaques : une affaire de geeks ou de stratèges ?). Elles montrent simplement que la
sphère économique peut-être elle aussi concernée.
Alors, est-il inconcevable qu'il
puisse exister un Bradley Manning en puissance dans chaque grande entreprise ?
Les multinationales ont, à l'instar des démocraties, de multiples secrets. On
compte, au premier rang, bien entendu, leurs technologies et savoir-faire.
Toutefois, à tort ou à raison, certaines veulent aussi dissimuler certaines modalités
de succès commerciaux et autres informations financières et commerciales
(qu'elles soient révélatrices d'actes illégaux ou non). Elles ont acquis aussi,
pour certaines et bien malgré elles, une réputation d'entreprise manipulatrice,
renforcée par le qualificatif de "pieuvre" qui leur est associé
parfois, en référence à leurs participations multiples. Le capitalisme ayant
plutôt mauvaise presse en ce moment, elles en sont pourtant le porte-drapeau.
Pourraient-elles compter parmi
leur rang un ou plusieurs salariés comme Bradley Manning ? Usuellement, on
considère que 70 % des fuites proviendraient de sources humaines (indiscrétions,
pertes ou vols de supports de données, ou même recrutements de sources et
confidences). Isolé et/ou solitaire, exposé à cette nébuleuse élevant la
transparence au rang d'idéologie, est-il concevable qu'un salarié décide, par
lui-même ou encouragé, de diffuser sur la toile des informations classées
confidentiel entreprise ? Bradley Manning l'a fait, mettant en péril sa
carrière et sa liberté, alors pourquoi pas un salarié ? En plus, si son
penchant narcissique est fort, il pourrait lui aussi devenir un héros.
Plus subtil encore, si ce salarié
existe, il serait à classer dans la catégorie de sources que l'on appelle les
militants. Etant devenu un convaincu, un croyant, son appartenance à son
idéologie le rend dévot, pouvant l'amener à réfuter de lui-même tout son sens
critique. Il devient alors un candidat au recrutement sous "faux
pavillon" par un agent adverse (appartenant à un concurrent ou à un pays
étranger). Croyant servir cette cause qu'il a choisie, il sera manipulé afin de
livrer des informations à son agent traitant, qui aura bien pris soin de
maquiller son identité.
Ainsi, si l'idéologie était
devenue un des motifs de recrutement pendant la guerre froide, elle s'était
amoindrie avec la chute de l'URSS. Il semble aujourd'hui que le recours à cette
motivation puisse revenir au gout du jour, sous un autre visage.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire